« La question n’est pas de savoir si votre profession sera uberisée…. Mais que ferez-vous quand elle sera uberisée ? » Telle est la conclusion formulée par le professeur de stratégie Frédéric Fréry dans le cadre d’une intervention pour la chaine Xerfi¹.
Ubérisation ou recule du salariat…
Contrairement à la révolution industrielle – celle de la machine à vapeur – qui suscita le développement du salariat afin de s’attacher la présence permanente d’un ouvrier derrière une machine fonctionnant à cadence continue, la révolution numérique favoriserait au contraire l’externalisation de la main d’œuvre.
En effet, l’avènement des plateformes et la fluidité des communications permettraient aujourd’hui de trouver, à la demande, le prestataire qualifié, disponible et exactement calibré à la mission. Retour sur la place (plateforme !) de grève² !
De ce phénomène, la profession comptable est concernée à plusieurs chefs. De manière très positive tout d’abord, puisque l’on assiste à une sollicitation croissante de mission de DAF externalisée³.
Ensuite, il apparaît que la sous-traitance entre professionnels du chiffre, aussi bien dans le cadre des missions d’expertise comptable que celles de commissariat aux comptes se développe.
Le succès de la plateforme de mise en relation BBUSI⁴ créé par la Compagnie des commissaires aux comptes de Paris et l’Ordre des experts-comptables Paris Ile-de-France en est le parfait exemple.
Les recommandations de la commission européenne sur la saisie comptable
L’une pourrait apparaître bien moins avantageuse… Elle concerne la saisie informatisée des données comptables, activité que la profession a toujours considérée comme relevant de sa prérogative d’exercice. Et pour cause, saisir en comptabilité, c’est qualifier et imputer. Il s’agit donc d’une opération intellectuelle consistant à appliquer une règle de droit comptable…
C’est justement là que se situe la frontière de notre prérogative d’exercice.
Or, l’Union européenne insiste depuis plusieurs années pour la voir déplacée. En somme, que les tâches consistant à passer des écritures comptables par voie électronique ne fassent plus l’objet d’une réserve d’exercice⁵. Peu ou prou.
A cet effet, elle s’appuie sur un arrêt Payroll de la Cour de Justice des Communautés Européennes en date du 17 octobre 2002⁶.
Dans cette affaire, la législation italienne imposait aux entreprises de moins de 250 salariés désireuses d’externaliser l’élaboration de leur fiche de paie, de s’adresser aux seuls centres informatisés constitués et composés exclusivement par des personnes inscrites à l’Ordre de certaines professions. Point important : les entreprises de plus de 250 salariés pouvaient, quant à elles, avoir recours à des centres externalisés à la seule condition qu’ils soient assistés, et non plus composés, de ces personnes inscrites à l’Ordre.
C’est cette différence de traitement que la CJCE condamna. Et non le principe même de réserver la saisie informatique de donnée à une profession réglementée. En outre, la commission se réfère à une juridiction française
« ayant considéré que le fait de passer des écritures comptables électroniquement avant de les approuver ne relevait pas du champ d’application des activités réservées. »
Tout en précisant que
« l’arrêt rendu n’est cependant pas entièrement exécuté́ ».
En l’occurrence, il s’agit de l’arrêt de la chambre commerciale de cour de cassation du 24 juin 2014 faisant référence à des saisies informatiques des données transmises par le client⁷.
Un arrêt sibyllin et de faible portée. Depuis, la chambre criminelle compétente en matière d’exercice illégal, a eu l’occasion de réaffirmer que la tenue de comptabilité relève bien de la prérogative d’exercice.
Un arrêt de la Cour d’appel de Paris du 27 mai 2016⁸ ne pouvait d’ailleurs être plus clair :
« considérant que la saisie informatique alléguée par les prévenus ne constitue pas une simple opération informatique mais nécessite une démarche intellectuelle consistant à tenir une comptabilité par la nécessaire qualification comptable des opérations et l’affectation dans une ligne comptable d’une dépense intervenue ; que l’aide qu’apporte une logiciel, quel qu’en soit le nom, n’enlève pas à l’opération sa nature essentielle de « tenue de comptabilité. » »
Que fera l’Etat français pour répondre à cette recommandation de la commission européenne ? En soi, elle n’est nullement contraignante⁹ et le gouvernement reste donc entièrement libre de sa réglementation.
Reste que l’Union européenne, dans le cadre du « paquet services » se dote actuellement de nouveaux instruments juridiques, avec notamment la directive dite « test de proportionnalité » adoptée le 28 juin 201810, visant à réduire le niveau de réglementation des professions au strict nécessaire. L’injonction reste donc vive.
Aussi, si la saisie des informations comptables venait à sortir de la prérogative d’exercice, quelles pourraient en être les conséquences ?
Assisterions-nous au mouvement « d’ubérisation » ci-dessus évoqué ?
D’abord, en provenance de cabinets eux-mêmes qui, conservant la prérogative sur la révision et l’établissement des comptes, pourraient faire appel à une main d’œuvre externalisée pour les opérations de saisie.
Mais ensuite et sans doute de manière plus inquiétante, à une sous-traitance directe par les entreprises de la saisie de leurs données comptables sur leur propre logiciel auprès de « bookeepers » ; la révision et l’établissement des comptes relevant de la responsabilité de celles-ci ou de l’expert-comptable auquel elles auront fait appel à cet effet précis.
Un débat que les développements récents en termes d’intelligence artificielle, d’OCR et de facture électronique pourrait vite rendre désuet. Car, les emplois relatifs à la saisie des données comptables ne sont-ils pas régulièrement brocardés comme les premiers menacés, à terme, de disparaître ?11
Notes