La conférence sur les cryptoactifs proposée par le Lab50 – l’Observatoire du futur de la profession – a constitué l’un des temps forts des Universités d’Eté, sous le signe de l’innovation tech et de la remise en question des paradigmes financiers habituels.
L’univers crypto, on en parle beaucoup, mais concrètement, c’est quoi ? Quel impact, quels enjeux pour la profession ? Terra incognita ? Eldorado en devenir avec de nouvelles missions à la clé mais aussi une évolution inéluctable des normes comptables ? Pays de cocagne aux contours réglementaires encore évanescents ? Ciel constellé d’étoiles filantes et de pièges à gogos ?
Une chose est sûre : le monde crypto, riche en mythes et en idées reçues, met au défi les acteurs et intermédiaires financiers traditionnels et bat en brèche le pouvoir régalien des banques centrales.
La profession peut d’autant moins ignorer son importance croissante que les entreprises et les particuliers sont de plus en plus nombreux à recourir aux actifs numériques.
Le Président de la CRCC de Paris, Vincent Reynier, et le chef de projet du Lab50, Cyril Degrilart, ont copiloté et coanimé de main de maître et avec un solide bon sens « terrien » cette conférence de haut vol sur une problématique complexe et pas toujours facile à décrypter.
Retour sur des échanges très éclairants sur cette planète crypto en pleine expansion même si elle fait encore figure « d’étoile mystérieuse » pour certains, voire de trou noir …
Les projets basés sur la blockchain et les cryptomonnaies se sont multipliés d’une façon si spectaculaire au cours des dernières années que les professionnels du chiffre ne peuvent plus passer à côté de ce phénomène qui modifie en profondeur l’écosystème du financement des entreprises. On assiste à une véritable révolution technologique et réglementaire – voire sociétale – dont on a parfois beaucoup de mal à appréhender toutes les composantes et les répercussions.
Il fallait donc le concours d’experts chevronnés pour y voir plus clair et bien saisir les opportunités qui se dessinent pour les experts-comptables et les commissaires aux comptes. Ambition à laquelle se sont excellemment attelés, sous la férule experte et bienveillante de Vincent et Cyril, Alexandre Stachtchenko, directeur blockchain et cryptoactifs chez KPMG France, Hugo Bordet, responsable des affaires réglementaires de l’ADAN (Association pour le Développement des Actifs Numériques)et Abdellah El Baz, brillant confrère lauréat des Mémoires du futur. Un quintette de choc pour nous aider à comprendre les risques et opportunités des cryptos.
Atterrir sur la planète crypto : pour quoi faire ?
Pourquoi, et à quelles fins les cryptoactifs ? A quoi servent-ils vraiment ? A quels besoins répondent-ils ? Quelles réalités – multiples – recouvrent-ils ? Comment les utiliser (ou pas) … et comment accompagner avec discernement ceux qui les utilisent ? Comment les encadrer ? Etc.
Questionnements multiples et parfois ardus, à la mesure de l’actualité et des enjeux des cryptos.
Une lame de fond
Tout d’abord, gardons-nous de croire qu’il s’agit d’une réalité marginale ou d’un effet de mode :
Plus de 8 % des Français possèdent aujourd’hui des cryptomonnaies, un pourcentage supérieur aux détenteurs d’actions (6,7 %) et dont tout laisse à penser qu’il va augmenter significativement pour rapprocher la France de certains de ses voisins comme l’Allemagne (12 % de détenteurs à ce jour) ou les Pays-Bas (15 %) … sans parler de pays comme le Nigeria où la proportion atteint carrément la moitié de la population ! … Ou encore ceux – Salvador, République Centrafricaine, etc. – qui ont érigé le Bitcoin en monnaie nationale.
De plus en plus d’entreprises, à l’instar de Tesla et de son emblématique CEO Elon Musk, manifestent un intérêt prononcé pour les cryptomonnaies au point d’en faire parfois un support prioritaire de leurs transactions et de leurs démarches de financement, ou même le premier actif de leurs réserves de trésorerie.
La planète crypto n’a donc rien d’un épiphénomène. L’engouement qu’elle suscite n’est pas près de s’essouffler malgré la mauvaise réputation des cryptoactifs auprès du grand public peu informé (volatilité extrême, opacité, risques de blanchiment et d’arnaques …).
L’essor du phénomène crypto repose sur des fondamentaux.
Certes, il s’agit d’un terme générique qui recouvre des réalités très différentes et contrastées, comme l’a bien rappelé Alexandre en soulignant qu’à lui seul, le Bitcoin représente 40 % de la valeur du marché des cryptoactifs.
On pourrait dire que cette galaxie riche de plusieurs milliers d’actifs (+ de 10 000 à ce jour !!) compte des planètes naines et à l’inverse des mastodontes qui captent la lumière (Bitcoin, Ethereum, etc.), sans oublier ces « corps intermédiaires » que sont les stablecoins, actifs hybrides à l’intersection des cryptos et des monnaies classiques auxquelles ils sont adossés. Un univers contrasté, mouvant, complexe, parfois nébuleux.
Solutions nouvelles à des besoins anciens, et nouveaux paradigmes économiques et financiers
L’utilité fondamentale des cryptoactifs vient de leur capacité à apporter une solution au problème lancinant de la gestion de la rareté – et de la propriété – sur internet. « Les actifs numériques permettent le transfert et le stockage de valeur sur internet sans intermédiaires », explique Alexandre.
On les dit volatiles ? Mais dans des pays aux économies instables, monétairement vulnérables et très dépendantes de l’étranger, où l’inflation est galopante, où la population est faiblement bancarisée et où la défiance vis-à-vis des institutions financières atteint des sommets, les cryptos représentent au contraire un gage de sécurité et de stabilité pour les investisseurs et les consommateurs.
Ces actifs n’ont rien d’un gadget ou d’un actif surnuméraire jouant un simple rôle de diversification des portefeuilles. Ils deviennent au contraire essentiels à l’activité et au financement des projets d’entreprise.
Mais ils gagnent en importance également dans les économies les plus développées, où le degré de confiance dans les banques centrales est pourtant (heureusement) beaucoup plus élevé. Car les cryptos constituent à la fois une monnaie ET un système de paiement. Sans frais de transaction et sans intermédiaires.
« Elles révolutionnent la manière d’échanger de la monnaie et la confiance dans cette monnaie », énonce Alexandre, étant donné qu’elles ne reposent sur rien d’autre que de l’énergie (n’étant adossées à aucun métal précieux comme l’or ou autre étalon de référence) et fonctionnent de façon totalement décentralisée.
Or, toute la réglementation financière s’est construite sur l’existence d’intermédiaires financiers et de régulateurs centraux. C’est ce paradigme que font voler en éclat les cryptos, protocoles informatiques ouverts, sans aucun contrôle d’une quelconque entité centrale.
Il s’agit là d’une remise en cause profonde, et à certains égards, perturbante dans des pays comme la France où l’Etat interventionniste et acteur de premier rang a traditionnellement une part importante dans l’économie et le système financier.
Une réglementation en construction
Loin des idées reçues sur la « jungle » des cryptos et le laissez-faire généralisé, le secteur a commencé depuis plusieurs années à être réglementé. En particulier en France, où la loi PACTE de 2019 a fourni le premier cadre juridique cohérent, avec un triple objectif :
- sécuriser l’investisseur
- lutter contre la corruption, la criminalité financière et la lutte contre le terrorisme
- lutter contre le risque cyber
On n’entrera pas ici dans le détail d’une législation particulièrement complexe dont Hugo Bordet a exposé avec force détails les grandes lignes et les principes directeurs[1].
Soulignons cependant quelques points importants soulevés dans la table-ronde du Lab50 :
- les cryptoactifs ont depuis la loi PACTE une existence légale à part entière (article L 54-10-1 du code monétaire et financier [2]). Cette loi s’applique à toutes les entreprises, établies ou non en France, qui s’adressent au public français, qu’il s’agisse de stockage d’actifs, d’échanges entre différents actifs crypto ou entre des actifs crypto et des monnaies non numériques (« crypto-fiat ») ou encore d’exploitation de plateformes de négociation d’actifs numériques.
- la fiscalité des plus-values sur ces actifs relève du Code général des impôts, comme pour les actifs de marché classiques, mais une interrogation demeure sur le statut des NFT, ces fameux « jetons non fongibles », quant à leur statut juridique et à leur comptabilisation, selon qu’ils donnent ou non accès au capital
- D’une façon générale, la France compte au nombre des pays qui se sont dotés des normes comptables les plus évoluées dans ce domaine. A l’inverse, peu de choses ont trait aux cryptoactifs dans le référentiel IFRS.
Dès 2018, l’Autorité des normes comptables a publié un règlement relatif à la comptabilisation des jetons dans les opérations d’ICO (Initial Coin Offering ou « Offre au public de jetons »), opérations qui ont connu leur plus haut point en 2017 pour financer des projets dans le domaine de la blockchain, et qui continuent depuis lors à bénéficier d’un haut degré d’intérêt de la part des investisseurs en raison de leur rapidité et de leur facilité d’exécution (par rapport à une introduction en bourse), ou encore en raison du haut potentiel de négociabilité des jetons et du faible coût de ces ICO.
- les PSAN (prestataires de services sur actifs numériques) doivent être obligatoirement enregistrés auprès de l’AMF et respecter la réglementation sur la lutte contre le blanchiment, la corruption et la lutte contre le terrorisme (LBC-FT).
Cet enregistrement leur ouvre droit sans restriction aux services bancaires. Leur agrément en revanche est optionnel, tout comme le visa délivré par l’AMF pour les ICO.
Le législateur a fait là le choix audacieux d’un régime ad hoc et hybride pour les actifs numériques non financiers. En effet, si les régulateurs (AMF et APCR) exercent un contrôle de principe sur les activités des plateformes, gage de sécurisation et d’uniformisation progressive des pratiques, toutefois, plusieurs niveaux d’agrément ont été fixés par l’AMF. Ils peuvent concerner tout ou partie des activités des plateformes.
Et l’AMF fait preuve d’une vigilance particulière en matière de levées de fonds puisqu’à ce jour, seulement 3 ICO ont obtenu son visa [3] !
- les acteurs français du secteur qui se sont positionnés sur la loi PACTE, « première pierre de l’édifice d’une réglementation européenne » selon les mots d’Hugo Bordet, disposent aujourd’hui d’une longueur d’avance en Europe dans l’attente de l’uniformisation des règles à l’échelle de l’Union Européenne via le Digital Finance Package en cours de discussion.
- A l’échelle internationale (UE et hors UE), la coopération se renforce significativement, notamment en matière de lutte contre le blanchiment.
L’échange d’informations entre les prestataires d’actifs numériques a été encouragé à travers différentes prises de position de l’OFAC (Office of Foreign Affairs Control, dépendant du département du Trésor américain) et le décret Biden du 10 mars 2022 « visant à garantir un développement responsable des actifs numériques. »
En résumé :
- Le processus de structuration du marché des cryptoactifs est bien engagé
- La France fait en la matière figure de bon élève, voire de pionnier
- L’élaboration d’une réglementation européenne et mondiale permet d’apporter d’ores et déjà un haut niveau de protection sur ce marché même s’il reste évidemment du chemin pour parachever l’édifice réglementaire
Quel rôle pour la profession ?
Les réseaux de cryptomonnaies, à l’activité scellée par une « chaîne de blocs » compilant les transactions du réseau, sont avant tout des registres comptables numériques.
Il est donc tout naturel et même impératif que la profession s’intéresse à ces réseaux, auxquels recourent de plus en plus d’investisseurs institutionnels. Et qu’elle joue un rôle spécifique dans le développement et la bonne utilisation de ces réseaux par les entreprises.
Le message conjoint délivré par Alexandre, Hugo et Abdellah au cours de la rencontre du Lab50 est que les EC et CAC doivent donc :
- se sentir concernés par la révolution crypto
- être en capacité de comprendre ses principaux enjeux financiers, juridiques, fiscaux et bien sûr comptables
- et, dans ce but, se former, notamment via Sup’Expertise.
Les clients sont de plus en plus nombreux à utiliser les cryptos à des fins de trésorerie, de diversification d’actifs ou de financement de projets. A nous de les accompagner au mieux.
Il convient de s’engager dans cette voie avec discernement et compétence, en « faisant preuve d’un scepticisme prudent et éclairé » selon l’expression de Vincent Reynier.
Pourquoi se former ? Par exemple, pour être en mesure de vérifier la validité des registres de transaction, pour comprendre les intentions d’un client souhaitant détenir des jetons et l’accompagner dans le processus une fois son bien-fondé reconnu, ou encore pour pouvoir conseiller un client sur le bon actif à sélectionner dans la mesure où une crypto peu connue représente un facteur de risque accru – voire d’arnaque – nécessitant une revue « serrée » des risques associés à cet actif.
Des questionnements comptables inédits …
L’univers des crypto-actifs suscite de nombreux questionnements comptables qui constituent autant d’enjeux et de défis techniques pour la profession.
Exemples :
- La divisibilité inhérente à ces actifs peut se traduire par des opérations dont le montant de comptabilisation est inférieur à 0,01 euro, alors que les logiciels comptables français ne permettent pas de comptabiliser les opérations inférieures à ce montant. Comment les prendre en considération comptablement ?
- Les pièces justificatives sont inexistantes pour certaines typologies d’opérations, les transactions sur certaines blockchains comme Ethereum par exemple ne donnant pas lieu à émission de pièces justificatives des frais relatifs à ces transactions
- Il faut prendre en compte la problématique des « forks », c’est-à-dire la scission de deux nouveaux protocoles issus d’un code source commun, dont peut découler la création de deux jetons numériques distincts avec des cotations différentes sur les places de marché
- Plus généralement, se pose la question du calcul de la plus-value de cession des jetons, calcul qui peut se fonder soit sur la méthode du premier entré – premier sorti (PEPS-FIFO), soit sur celle du coût moyen d’acquisition, les plus-values pouvant alors être comptabilisées soit en produit, soit en charge.
- De même, il existe des interrogations sur les dépôts de garantie. Doivent-ils suivre les mêmes règles de comptabilisation en instrument de trésorerie ? Convient-il dans ce cas de calculer une plus ou moins-value sur des immobilisations ?
Autant d’enjeux parfois techniquement ardus et discutés mais dont les impacts comptables sont très loin d’être négligeables.
… et des missions nouvelles à la clé
Au-delà des questionnements techniques que soulève l’univers des actifs numériques, le message-phare délivré par les intervenants est que cet univers constitue un terrain très porteur pour la profession.
Si l’on dresse un panorama des nouvelles missions possibles dans le spectre des cryptos, comme l’a fait avec talent Abdellah lors de la conférence, on ne peut que constater l’effectivité des opportunités qui se présentent à la profession.
Reprenant la typologie évoquée par notre conférencier, trois champs d’intervention se dessinent :
– en matière d’élaboration par le client du « white paper » [4] :
> validation des informations financières contenues dans ce dernier
> lecture d’ensemble et assistance à la rédaction
– en matière d’accompagnement en vue de l’obtention du visa de l’AMF :
> attestation du chiffre d’affaires
> attestation des ratios financiers
> rapport sur les prévisions de résultats
> attestation des données prévisionnelles
– en matière d’identification des souscripteurs, de sécurisation et de manipulation des fonds collectés :
> audit de la procédure KYC (Know Your Customer)
> appréciation de l’efficacité des dispositifs de lutte contre le blanchiment, la corruption et le financement du terrorisme
> vérification de la concordance entre les fonds reçus et les jetons émis
> vérification que l’utilisation des fonds est conforme à ce qu’en dit le white paper.
On le voit, il y a du pain sur la planche crypto … et un potentiel de business pour la profession à la mesure du potentiel de développement général des actifs numériques dans les années à venir !
* * *
En conclusion, il s’agit sans nul doute d’une planète dotée d’un avenir prometteur et qui, malgré son essor déjà spectaculaire depuis le milieu des années 2010, n’a peut-être pas encore fait son big-bang.
Les professionnels du chiffre ne peuvent pas passer à côté … tout en gardant les pieds sur terre et en ayant conscience que dans ce secteur, les mirages et déconvenues sont légion. Les propositions de valeur des émetteurs ne se vérifient pas toujours, loin de là. Donc : terrain « sensible », fécond par endroits, miné ailleurs et souvent mouvant …
Un autre point qui n’a pas été mentionné au cours de la table-ronde, mériterait peut-être d’être abordé, à savoir l’impact environnemental des cryptos. Impact dévastateur selon certains, très surestimé au contraire selon d’autres. Le débat reste ouvert sur cette question, comme sur d’autres …
Une chose est sûre : la planète crypto fait parler d’elle et la profession a toutes les raisons d’en parler, d’en entendre parler (en bien ou en mal) et de se préparer à l’explorer avec intérêt, responsabilité, circonspection, audace, et bénéfice !
Embarquement imminent vers cette destination ô combien attirante et fascinante. Bon voyage à toutes et à tous dans la crypto-galaxie à bord du vaisseau Lab50 !
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[1] On pourra se reporter à la rubrique « réglementation », très complète, du site internet de l’ADAN
[2] Cet article définit l’actif numérique comme « la représentation numérique d’une valeur qui n’est pas émise ou garantie par une banque centrale ou par une autorité publique, qui n’est pas nécessairement attachée à une monnaie ayant cours légal et qui ne possède pas le statut juridique d’une monnaie, mais qui est acceptée par des personnes physiques ou morales comme un moyen d’échange et qui peut être transférée, stockée ou échangée électroniquement. »
[3] La loi PACTE a en effet introduit un régime spécifique pour les offres au public de jetons, prévoyant le principe d’un visa optionnel délivré par l’AMF. Ce nouveau régime, destiné à favoriser le développement des ICO, ne s’applique pas à l’émission de jetons assimilables à des titres financiers (Security Token Offering, « STO ») mais exclusivement à l’émission de jetons dits de service (« Utility Token »).
[4] Publié par l’émetteur entre le moment où le projet est annoncé et le lancement de l’ICO, le white paper ou livre blanc décrit (avec un degré de détails et de spécifications techniques qui peut varier sensiblement selon les cas) l’objectif général du projet et les moyens mobilisés pour le réaliser.
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