Est-il possible qu’à brève échéance, la technique ait raison de la profession comptable ? Comme naguère, elle l’eue de nombreuses professions, qu’il s’agisse des enlumineurs ou encore des maréchaux-ferrants ? Telle était la question posée au tribunal pour les générations futures¹, organisé par le LAB 50, à l’occasion des universités d’été de la profession comptable francilienne.
Pour trancher cette lancinante question, experts et témoins se succédèrent à la barre, interrogés Bernard Sansot dans le rôle du procureur de la République et Vanessa Bousardo dans celui de l’avocat de la défense. Un contradictoire qui aura permis aux jurés parmi lesquels figuraient étudiants, consœurs et confrères ainsi que l’assistance de se prononcer… Récit !
Les arguments de l’obsolescence
Le procureur tint son rang, non sans avoir protesté dans son réquisitoire, de devoir s’associer à un délit, celui d’obsolescence programmée, prévu à l’article L. 441-2 du code de la consommation et puni d’une peine de deux ans d’emprisonnement et d’une amende de 300 000 euros !
A cet effet, deux arguments disputèrent la décision du jury : l’un technologique et l’autre réglementaire.
Technologique tout d’abord. Le robot comptable peut-il tenir la comptabilité d’une entreprise et établir son bilan ?
Interrogé, Michaël Benesty, ingénieur en machine learning appliqué – après avoir exercé les professions d’expert-comptable, de commissaire aux comptes et d’avocat – expliqua que
« dès lors que vous possédez une pièce comptable, que vous êtes en mesure de la reconnaître et de la qualifier donc de la positionner dans le schéma d’écritures, cela paraît très faisable d’aller jusqu’au bilan ».
Mais de tempérer en précisant que la vraie difficulté tenait à la qualification de la pièce :
« Le machine learning a, depuis 2012, beaucoup investi sur la reconnaissance des images, l’OCR… Ce sont des briques qui sont relativement standards, qui ne sont pas simples mais qui existent. Par moment, il y aura des doutes et on peut imaginer que, pour lever ces doutes, un email soit envoyé automatiquement au client pour les lever ».
Reste une inconnue majeure : si, dans le principe, la technique le permet, est-ce économiquement rentable ? En outre, s’agira-t-il encore d’un enjeu lorsque la facture électronique sera généralisée, comme le suggéra le procureur dans son réquisitoire ?
L’occasion pour Cyril Degrilart d’alerter :
« Ce qui est le plus à craindre, c’est le low cost qui se développe en reportant une partie de travail sur le client »
car il dégrade l’image de la profession en éludant l’assistance et le conseil : le client se retrouve alors sans interlocuteur. Et de conclure :
« Ce n’est pas là un low cost de qualité, comme celui des compagnies aériennes par exemple. On ne vous demandera jamais de prendre les commandes de l’avion ne serait-ce qu’occasionnellement ».
Dont acte ! Mais pour l’heure, la chambre criminelle de la cour de cassation ne soutient-elle pas mordicus que la saisie, y compris informatisée, relève de la prérogative d’exercice ? Interrogé Joël Moret-Bailly, professeur spécialisé en droit des professions règlementées, rappela l’objectif européen, de réduire les réglementations professionnelles à leur strict minimum. Ainsi, une réserve d’exercice doit, pour perdurer, répondre à une raison impérieuse d’intérêt général selon la Directive « profession réglementée » de 2005 que vient de réviser une nouvelle directive de juin 2018.
Or, comme le rappela le procureur dans ses réquisitions, la commission européenne cible notamment depuis une recommandation de janvier 2017, la saisie informatisée des données comptable :
« La France devrait clarifier le champ des activités réservées aux experts-comptables, en particulier en ce qui concerne des tâches telles que celles consistant à passer des écritures comptables par voie électronique ».
Quel est le raisonnement ? Pour la commission, enregistrer des opérations comptables ne nécessite pas un bac +5. On peut imaginer un contrôle a posteriori, mais il n’y aurait aucune raison de la réserver la saisie à une profession. Autrement dit, à brève échéance, on pourrait imaginer que d’un point de vue européen, une partie de l’activité des experts-comptables soit faite par d’autres, à moindre prix tout en concevant l’activité à forte valeur ajoutée qui resterait leur apanage.
Dans un tel cas de figure, ne reviendrait-il pas aux experts-comptables de s’organiser pour continuer vendre ces prestations d’écriture comptable ? Cela deviendrait donc une question de marché. La commission a d’ailleurs souligné qu’au Royaume Uni, il n’existait pas de réserve d’exercice mais que la qualité donnait un avantage concurrentiel significatif à la profession de Chartered accountant.
Tout le monde est-il prêt à payer le prix d’une prestation de qualité ? Selon Joël Moret-Bailly, tout est question de capacité contributive. Ceux qui n’ont pas les moyens iront vers les prix les plus bas.
Et le procureur d’aborder la question du commissariat aux comptes. La loi Pacte n’est-elle pas un facteur d’obsolescence ? Tout d’abord, la loi n’est pas encore définitivement adoptée rétorqua Cyril Degrilart :
« Certainement, le périmètre va évoluer. Mais pour l’heure les institutions se battent pour convaincre »
en particulier de l’intérêt du commissariat pour la continuité de l’exploitation des petites entreprises. Une obligation d’autant plus importante que les expériences menées dans d’autres Etats montrent une baisse de la qualité des informations financières les incitant à réfléchir à un retour vers des seuils plus bas…
Renaissance plus qu’obsolescence !
La profession sera-t-elle fatalement victime du progrès technique ? La complainte est confortable, éludant les vraies questions.
Et Vanessa Bousardo d’expliquer : « personne ne veut se débarrasser de vous ! ».
Comment concevoir qu’une machine binaire, au langage fait de 1 et de 0 puisse se substituer à l’infini complexité d’une profession ?
Car au fond l’IA n’est qu’une série d’algorithmes écrite par des humains pour répondre à des questions d’humains :
« c’est un outil ! Celui qui qui prendra vos clients, c’est le confrère d’à côté, celui qui aura le meilleur outil. Redouter l’IA ce serait comme redouter la calculatrice ou le tableur Excel ».
L’incantation fait sens. Car en effet, ne s’agit-il pas tout simplement d’une étape supplémentaire dans la mécanisation des tâches, comme l’a déjà connue la profession à maintes reprises ? Et Michaël Benesty de rappeler qu’il existait auparavant les aides comptables « ils étaient nombreux, ils ont disparu. »
Les cabinets ont pu ainsi baisser leurs coûts et, dès lors, se développer en adressant plus de clients. Voilà l’enjeu.
En somme, selon Laurence Allard, maître de conférences spécialisée en sociologie du numérique, le problème est moins technique que social. Car ce ne sont pas les experts-comptables ou les commissaires aux comptes qui, en eux même, sont menacés, mais ceux qui réalisent des tâches répétitives.
Penser qu’il y a conflit entre l’homme et la machine ressort d’une longue construction intellectuelle. C’est une façon de concevoir un rapport au monde : les hommes seraient remplaçables par les machines. Or, on peut substituer à cette conception celle axée sur « l’outillage et le compagnonnage ».
On peut bien entendu dresser une histoire linéaire qui serait faite d’inventions techniques qui donnent lieu à des innovations puis à des usages. Mais l’histoire technique montre que ce n’est pas parce qu’il y a de nouvelles technologies qu’elles s’imposent forcément. Il a des failles, des ratés. Et leur adoption ne va pas nécessairement sans conflictualité : il peut y avoir des débats, des réorientations notamment au niveau de l’usage.
En somme, on a beaucoup à gagner de se poser la question du bon usage de la technologie avec clairvoyance et non pas accepter aveuglément un récit un peu facile et simpliste.
Des questions que se chargea de soulever Cyril Degrilart. Qui est responsable des informations fournies au client ? Avec le professionnel de la comptabilité, le client dispose d’un interlocuteur par essence responsable et assuré pour les informations et les conseils qu’il délivre. Avec l’IA, la responsabilité est floue et mal appréhendée en l’état du droit.
Par ailleurs, rayonne autour du professionnel un dimension symbolique forte, résultant de la déontologie auquel il s’astreint. Seul face à un algorithme, quelle garantie dispose le client sur les intentions de celui qui l’a programmé ? Et que dire du respect du secret professionnel ? Et ainsi, de souligner l’initiative des notaires, avocats et professionnels du chiffres québecois qui se sont unis pour proposer à leur ressortissant une solution de cloud compunting destinée à garantir le secret professionnel.
Quant à la réglementation, Joël Moret-Bailly rappela, qu’en dépit de la question de la saisie des données comptables informatisées,
l’union européenne comptait énormément sur les professionnels du chiffre et en particulier sur les commissaires aux comptes pour se prémunir contre les crises systémiques.
D’autant plus qu’un certain nombre d’Etats européens par manque de moyens, cherchent à externaliser leurs charges vers des acteurs privés. En atteste le développement de la compliance par laquelle on demande aux entreprises de se doter elles-mêmes systèmes internes qui permettent de défendre un certain nombre de raisons d’intérêt général. Dans ce contexte-là, on peut spéculer sur la survie d’un certain nombre de missions réglementées des professions du chiffre.
Plutôt que facteur d’obsolescence, l’IA n’est-elle pas synonyme de renaissance ?
Ainsi, selon Michaël Benesty, les cabinets pourraient trouver intérêt à développer des Chatbots capables de résoudre de nombreuses questions peu intéressantes, telles que la transmission d’un kbis, d’un état financier… De manière à libérer le temps dont ils manquent pour répondre à celles, plus contextuelles et spécifiques, faisant appel à leur expérience. Car la vie d’un chef d’entreprise est faite d’imprévus auxquels seul un autre être humain peut répondre en s’appuyant sur une large expérience. Et ainsi d’augmenter la valeur perçue par le client.
De la même manière, l’IA pourrait permettre d’approfondir le traitement des données que d’aucuns qualifient « d’or noir ». Ainsi, si la profession collectait et compilait ces données pour produire des ratios géographiques et/ou sectoriels notamment, elle pourrait en tirer un aperçu global. Et de permettre aux clients de se comparer et de bénéficier d’alertes.
De ce point de vue, le développement de coopérations entre professionnels du conseil, apparaît comme un moyen supplémentaire d’augmenter la valeur perçue par le client. L’interprofessionnalité en étant un des vecteurs. Car elle permet la conjonction d’un éventail plus large de compétences et d’expériences à la disposition du client. De quoi distancer un peu plus encore l’inertie du robot !
Et Joël Moret-Bailly d’expliquer que le professionnel du chiffre, en faisant du droit, ne voit pas toujours les problèmes juridiques. De même qu’un avocat qui lit un bilan ne voit pas toujours le problème dans le bilan.
« Quand vous allez voir un médecin pour une angine, vous ressortez toujours avec la même ordonnance. Certains pensent alors pouvoir prétendre être médecin… sauf que le médecin détectera, un jour, un symptôme et diagnostiquera autre chose. Ce sont les signaux faibles qui sont fondamentaux et pour les détecter il faut avoir une énorme expérience. »
Au terme d’un débat riche en arguments, les jurés se retirèrent, délibérèrent. L’assistance se prononça. Et d’un verdict unanime et sans appel, considérèrent que, non l’obsolescence des professionnels du chiffre n’était vraiment pas programmée !
Notes