Le numérique a ses indéniables atouts : une information accessible à tous, qui croît et qui circule… à la vitesse de la lumière ou presque ! Encore faut-il réussir à faire le tri.
A telle enseigne que, désormais, l’enjeu n’est plus tant l’accès à l’information que la capacité à sélectionner et synthétiser pour ne pas se trouver submergé… De la soif à la noyade : tel est le risque !
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Autre enjeu subséquent : celui de l’intensité de la communication. Les innovations ont permis de multiplier les supports de communication : plus instantanés, plus invasifs. Avec l’injonction de devoir répondre immédiatement aux requêtes qu’ils véhiculent. Jusqu’à hacher menu les plages de travail. Les frontières entre temps de travail et vie personnelle s’en trouvent dès lors toujours plus floues, y compris (et sans doute plus encore) en dehors du salariat. Les burn-out, aussi bien dans le cadre de l’entreprenariat que du salariat ne se comptent plus¹.
Plus précisément, à l’intérieur d’une plage de travail, c’est la concentration, l’efficacité et la performance qui se trouvent questionnées. Suffisamment pour intéresser de nombreux chercheurs. C’est une étude² de Gloria Mark (université de Californie) Daniela Gudith et Ulrich Klocke (université de Berlin) que nous avons voulu ainsi relater.
Quel était l’objectif de cette étude : mesurer l’impact des interruptions de tâche sur leur qualité et le temps pour les accomplir.
Pour bien comprendre l’enjeu prenons un exemple qui nous est familier : au sein d’un cabinet, un collaborateur est désormais accessible par de multiples canaux : email, téléphone – le cas échéant, portable – messagerie instantanée, réseaux sociaux… Lorsqu’il effectue une tâche et qu’il doit s’interrompre pour en réaliser d’autres (il peut s’agir simplement de répondre à une sollicitation d’un client) cela représente-t-il un risque en termes d’efficacité ? En somme quel est le coût éventuel de ces multiples interruptions et de ce travail qualifié de « multitâche » ?
Afin d’évaluer cet impact, nos chercheurs se livrèrent à une expérimentation en reproduisant au plus près les conditions de travail. Ainsi 48 « cobayes » furent répartis en 3 groupes : un premier (groupe B) effectuant une tâche principale (rédiger un email) sans aucune interruption. Un autre (groupe S) composé de personnes régulièrement interrompues pour effectuer d’autres tâches mais avec un sujet d’interruption connexe à la tâche principale. Et un dernier groupe (D) composé de personnes interrompues régulièrement par des tâches à traiter non connexes. Dans les groupes S et D, les médias utilisés pour procéder aux interruptions furent alternés (messagerie instantanée et téléphone). Dans chacun des groupes furent notamment mixés différents caractères psychologiques des cobayes.
Fût ensuite mesuré le temps nécessaire pour réaliser la tâche principale, la longueur en nombre de signes de l’email, le nombre d’erreurs ainsi que la politesse de la réponse. Quel fut le résultat ? Étonnamment, il s’est avéré, que les personnes des groupes D et S, c’est-à-dire ceux en situation d’interruption, accomplirent plus rapidement leur tâche principale, que ceux non soumis à interruption. Et ce, sans que l’on puisse détecter un nombre d’erreurs significativement plus important, ou une moindre déférence dans leur réponse. Différence notable : les réponses produites par le groupe « sans interruption » étaient en moyenne plus longues ! Ce qui expliquerait sans doute la divergence en temps.
Selon les chercheurs, ce résultat pouvait s’expliquer par le développement d’une stratégie de compensation. Les personnes constamment interrompues configureraient un mode de travail plus rapide pour compenser le temps perdu par l’interruption. Ce qui expliquerait qu’ils aient tendance à moins écrire. Toutefois, selon les chercheurs, cette meilleure performance formelle à un coût. Durant l’expérience, ils mesurèrent également le niveau de stress, de surcharge de travail, d’effort et de frustration. Et constatèrent un niveau significativement plus important chez les personnes « multitâches ». Si ces effets ne furent pas mesurés au long court³, ils laissent à supposer qu’une situation d’interruption persistante puisse, à terme, engendrer de profondes difficultés et dégrader l’environnement de travail.
De ce point de vue, si le numérique et ses innovations sont à l’origine d’un plus grand nombre d’interruptions et donc potentiellement d’un plus grand stress, l’IA pourrait également permettre d’y remédier.
Ainsi, pourrait-on imaginer la création de systèmes permettant de détecter (soit sur des critères généraux, soit sur des critères individuels – ce qui pourrait soulever quelques critiques) une situation de surcharge et de stress qui déclencherait des mesures de sauvegarde (mise en voie d’attente de toute communication par exemple, le temps d’un retour à un niveau de stress acceptable).
Cela ressemble fort à l’objectif poursuivi par Happytech⁴, une association française ayant pour but
de fédérer les acteurs qui mettent la technologie au service du bien-être en entreprise et de labelliser les startups et les entreprises qui apportent une valeur ajoutée dans ce domaine⁵.
Mais plus largement, nombreux sont ceux qui, conscients des risques, testent de nouvelles règles d’organisation, telles que l’éradication des communications internes par e-mail leur préférant les applications de messagerie instantanée (Slack⁶ notamment). Il peut également s’agir de proposer des chatbots capables de satisfaire aux demandes les plus simples des clients.
Il peut également s’agir de délimiter des plages horaires spécifiques dans la journée pour consulter et répondre aux e-mails plutôt que d’être soumis à l’injonction d’un traitement à flux continue. Des solutions qui sont désormais largement prodiguées par de nombreux experts de la productivité et du bien-être au travail⁷.
Au fond, ces retours d’expériences ne nous enjoignent-ils pas, tout simplement, de prendre soin d’adapter le fruit des innovations technologiques et communicationnelles aux possibilités humaines ? Une réflexion globale à laquelle la profession comptable pourrait prendre toute sa part.
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